Milieux humides en instance de protection

Publié par Journal en direct, le 9 décembre 2025   1

Tourbières, prairies inondées, marais, forêts alluviales…, les milieux humides méritent attention et protection. La démarche commence par l’inventaire de ces territoires encore mal connus, et qui sont en relation étroite avec leur environnement. Notamment avec l’eau, depuis celle du sous-sol jusqu’aux étendues calmes des lacs.

Discrets au point de se faire un peu oublier dans la perception que nous avons des paysages, les milieux humides ne sont pas moins porteurs d’enjeux écologiques de premier plan. Comme les rivières, les lacs, les eaux souterraines ou les forêts, avec lesquelles ils entretiennent des liens privilégiés, ils méritent d’être préservés et protégés.

C’est dans cet objectif qu’en France, le Code de l’environnement définit ce que sont les zones humides. « Zone » et non « milieu », la distinction a son importance. Le terme réglementaire zone humide est plus restrictif que celui de milieu humide, enrichi par la prise en compte de fonctions écologiques et hydrologiques, selon une vision scientifique concernant de fait des espaces plus importants.

macrovector – Freepik

Mortes, fossés, prairies alluviales, tourbières, les zones humides sont caractérisées en premier lieu par la présence d’eau en surface et/ou dans les sols, en tout ou partie de l’année. D’autres critères réglementaires aident à les identifier de façon catégorique du point de vue de la loi. Un inventaire de ces espaces a pu être réalisé sur cette base ces dernières années en France hexagonale, et porté à la connaissance des acteurs de l’environnement. La Franche-Comté s’était montrée pionnière en la matière, avec des recensements déjà effectués au laboratoire Chrono-environnement de l’UMLP.

Le pédologue Éric Lucot en est l’un des artisans. Son expertise de l’étude des sols, qui le conduit de la forêt de Chaux en région à la Guyane française, est aujourd’hui mise à contribution par les législateurs en vue de dresser les inventaires des zones humides dans les territoires ultramarins. « Il convient d’adapter aux zones tropicales françaises les critères et les protocoles qui ont guidé la rédaction des textes réglementaires en hexagone. En Guyane par exemple, où l’urbanisation est exponentielle, ces dispositions veulent aider à préserver les savanes humides et la biodiversité très importante qu’elles abritent. »

La réponse des sols

Micha_Meyer – Pixabay

Le chercheur peut s’appuyer sur des données issues d’études menées sur ces terrains depuis plus de vingt ans. En forêt de Chaux, les suivis systématiques des niveaux des nappes d’eau sont automatisés depuis 2008 et menés à une fréquence biquotidienne. Ils sont corrélés à des analyses de sols, effectuées selon des approches géologique et chimique.

Les résultats montrent que les précipitations sont suffisantes pour que les nappes souterraines se régénèrent chaque année, mais que ces réservoirs d’eau se remplissent de plus en plus irrégulièrement. « Le changement climatique provoque plus de sécheresses que par le passé, et, ponctuellement, d’intenses précipitations. C’est un scénario qui était annoncé par les modèles, mais qui se produit avec plusieurs décennies d’avance. » De très grosses averses tombent aujourd’hui sur la forêt de Chaux, comme cela existe en Guyane !

Mais les sols ne se comportent bien sûr pas de la même manière.

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Restaurations en forêt de Chaux

Martina Janochová – Pixabay

La pluie et la hauteur des nappes ne sont pas les seuls paramètres en jeu : la circulation de l’eau est d’une importance cruciale pour le bon fonctionnement de l’écosystème de la forêt de Chaux, dont plus de la moitié est qualifiée en milieu humide.

Des expériences de restauration de ruisseaux visent ainsi à contrer les effets néfastes des drainages réalisés au milieu du XXsiècle pour faciliter l’extraction du bois et la gestion de la forêt. Grâce au comblement partiel des fossés qui les canalisaient, certains ruisseaux ont repris le cours de leurs méandres naturels et peuvent à nouveau irriguer les sols et alimenter plus longuement les rivières. « S’il est impossible de restituer l’état initial de la forêt, on peut de cette façon lui redonner une part de son naturel », estime Éric Lucot, preuves à l’appui.

Dès 2010, après une première série de travaux de restauration, une présence plus importante de l’eau est mise en évidence avec des durées d’écoulement des ruisseaux temporaires augmentées de plusieurs semaines au printemps, accompagnées d’un renouveau de la biodiversité.

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Les tourbières, de sujet scientifique en préoccupation politique

Tourbières sur le pourtour des lacs de Bellefontaine et des Mortes – Chrono-environnement

Milieux humides par excellence, les tourbières jouent un rôle de réservoir de carbone susceptible de s’inverser : lorsqu’elles sont dégradées en raison de leur exploitation pour les besoins des activités humaines, elles ont tendance à libérer le carbone qu’elles ont piégé au fil du temps en rejetant du gaz carbonique dans l’atmosphère, un processus amplifié par le réchauffement des températures.

Ces rejets sont ainsi estimés à près du double des émissions de CO2 de tout le secteur aérien mondial actuel. Les tourbières, dont les surfaces sont notamment très importantes en Russie, au Canada et en zone tropicale, concentrent un tiers du carbone présent dans les sols à travers le monde.

Partout, lutter contre leur détérioration est essentiel pour limiter la production de gaz à effet de serre, et pour protéger l’écosystème qui leur est si particulier.

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Une carte de France des tourbières

Surfaces des tourbières, carte de France.

Des préoccupations partagées par les gestionnaires au niveau local. Très nombreux à s’être investis pour soutenir la démarche, ils ont facilité l’accès des chercheurs au terrain et affecté des personnels à la réalisation de carottages. L’ensemble du territoire français a été quadrillé, permettant d’élaborer une carte exhaustive et inédite des tourbières en France. Cette projection prend le relais d’un premier travail de recensement, très précis mais partiel, datant de 1949, qu’une vingtaine de volontaires à vélo avait réalisé pour les besoins d’approvisionnement en tourbe de chauffage de la population d’après-guerre.

« L’inventaire actualisé montre de façon surprenante que 60 % des tourbières se trouvent en plaine, et 40 % en moyenne montagne, là où on pourrait intuitivement imaginer qu’elles sont les plus nombreuses », souligne Lise Pinault.

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Méthode imparable pour détection de tourbe

Kosakyan A., Meisterfeld R., Lara E., Duckert C., Mitchell E., A taxonomic monograph of hyalospheniid testate amoebae, Éditions Alphil, 2025.

En Suisse, les tourbières sont protégées et leur exploitation interdite depuis 1987. Mais l’importation de tourbe y est toujours autorisée, essentiellement pour les besoins de l’horticulture et de la culture maraîchère. Le Parlement suisse entend mettre fin à cette contradiction grâce à une nouvelle loi, que la mise au point de procédés de contrôle pourra rendre pleinement effective. 

Mais comment juger de la teneur éventuelle en tourbe d’un sac de terreau ? Au laboratoire de biodiversité du sol qu’il dirige à l’université de Neuchâtel, Edward Mitchell a misé avec succès sur les amibes pour répondre à cette question.

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Prises de conscience

Photo Wälz - Pixabay

La présence de telle amibe ou de telle autre suit les variations du terrain et témoigne des différentes caractéristiques physico-chimiques de la tourbe. Il est ainsi possible d’en déduire l’état de santé ou le fonctionnement de l’écosystème, et en particulier de mesurer les flux de gaz qui s’en échappent.

En Suisse, 90 % des tourbières ont été drainées pour être transformées en terres cultivables. Ces surfaces sont responsables de la part la plus importante des émissions de CO2 imputées aux sols agricoles. L’exploitation des tourbières et leur raréfaction représentent une menace non seulement pour l’atmosphère, mais aussi pour la biodiversité et la qualité des eaux souterraines. « La mise en culture des sols tourbeux représente une perte d’un mètre de tourbe en trois décennies, alors qu’il faut un millier d’années pour reconstituer ce mètre ! Pour que les tourbières puissent continuer un tant soit peu à remplir leurs missions, il convient de protéger ce qu’il en reste et de restaurer ce qui peut l’être. »

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Connexions souterraines dans les Alpes

Henry Schneider – Unsplash

Entre autres rôles bénéfiques, les tourbières assurent un rôle de régulation des crues et des sécheresses. C’est pour tenter d’expliquer les processus à l’œuvre et estimer les flux en jeu que des chercheurs du Centre d’hydrogéologie et de géothermie (CHYN) de l’université de Neuchâtel et de l’association Réserves naturelles de France (RNF) étudient la connectivité des tourbières avec les réseaux d’eau souterraine. Les premiers travaux qu’ils ont entrepris dans les Pyrénées concernent également les lacs et les sources, eux aussi susceptibles d’être dépendants des activités souterraines de l’eau.

Dans le projet européen Waterwise, qui réunit des données climatiques, hydrologiques et de biodiversité, et intègre des aspects socio-économiques, ils transfèrent leur méthodologie à de nouveaux sites d’exploration, notamment les têtes de bassins versants  alpins.

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Pyrénées : Une vie subaquatique insoupçonnée

Lac d’Artouste – Marie Coulot

La chaîne des Pyrénées abrite plus de 2 500 lacs au cœur de paysages enchanteurs. Mais leurs eaux bleues et cristallines tournent au vert pour nombre d’entre eux. Ce constat récent, qui va en s’aggravant, s’explique par la combinaison de plusieurs facteurs : la pollution chimique provenant des pesticides et polluants volatils ou d’origine vétérinaire, la charge nutritive apportée par le bétail, azote et phosphore en tête, l’accroissement des températures et la présence de poissons.

Car les lacs d’altitude sont naturellement dépourvus de poissons ! Si les bergers du Moyen Âge avaient introduit quelques spécimens dans certains d’entre eux pour assurer leur subsistance, aujourd’hui c’est par tonnes qu’on envoie les poissons coloniser les lacs pyrénéens pour les besoins du tourisme de pêche.

Se produisent alors des réactions en chaîne : la présence des poissons signifie le déclin de nombreux organismes, un recul qui laisse toute latitude au développement des cyanobactéries, responsables de la production de toxines potentiellement mortelles pour les animaux, hommes compris, et dont la prolifération est encore favorisée par l’augmentation des températures. Des phénomènes de cause à effet ici esquissés grossièrement mais en réalité très complexes, révélateurs de l’équilibre de tout un socio-écosystème, et aussi de sa fragilité.

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Extraits du dossier à retrouver sur le journal En direct n°321.

Illustration du début : Gwladys Darlot.