Les cernes de ses bois de charpente racontent Notre-Dame

Publié par Journal en direct, le 19 juillet 2023   560

Pour les spécialistes, déchiffrer les cernes de croissance d’un arbre revient à lire à livre ouvert son histoire et celle de son environnement. Les vestiges des charpentes de Notre-Dame apporteront de nouveaux éléments de compréhension aux chercheurs en dendrochronologie du laboratoire Chrono-environnement, qui ont fait connaissance avec la « vieille dame » parisienne voilà plus de trente ans…

Prenez un tronc d’arbre et coupez-le en deux : sur la tranche apparaissent des cercles concentriques qui ont beaucoup à nous apprendre... La dendrochronologie est la méthode scientifique qui permet de compter et d’analyser les cernes de croissance des arbres ; sa fiabilité est éprouvée pour dater le bois à l’année près, cela jusqu’à plusieurs millénaires, et pour reconstituer le contexte environnemental dans lequel les arbres ont grandi.

C’est une discipline encore récente lorsque, dans les années 1990, la dendrochronologie devient une spécialité à Besançon, où le laboratoire Chrono-environnement reste l’un des seuls en France à développer cette activité scientifique. À l’époque, les chercheurs bisontins mettent au point des outils de datation qui font référence dans le domaine. C’est aussi au cours de cette décennie qu’ils effectuent leurs premiers carottages dans la charpente de Notre-Dame de Paris, afin de mieux comprendre la conception et la réalisation de l’édifice, dans une perspective chronologique.

Ces travaux sont mis sur le devant de la scène publique depuis l’incendie qui a ravagé la cathédrale en avril 2019 ; ils se complètent aujourd’hui de nouvelles analyses, que la catastrophe autorise de façon malheureusement opportune. « Parce qu’elle est un monument emblématique, très touristique et donc difficile d’accès pour les scientifiques, Notre-Dame a été moins étudiée que d’autres cathédrales. On ne savait que peu de choses sur sa construction.

Sa description archéologique est elle-même très récente, elle n’a été effectuée qu’en 2015 », raconte Olivier Girardclos, ingénieur de recherche CNRS spécialiste de dendrochronologie au laboratoire Chrono-environnement. Par un funeste retournement de situation, Notre-Dame sera bientôt sans doute la mieux connue des cathédrales érigées sur le sol français, grâce à l’analyse des vestiges de bois, de pierre, de fer issus des décombres, et dont l’état de dégradation ne permet pas qu’ils soient réemployés pour la restauration.

Le « chantier scientifique » est placé sous la codirection du ministère de la Culture et du CNRS. Les études portant sur le bois sont regroupées dans le programme CASIMODO, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) pour une durée de cinq ans (2021-2025) et coordonné par Alexa Dufraisse, archéologue et ancienne doctorante à Chrono-environnement. Au nombre des disciplines convoquées, la dendrochronologie permettra non seulement de dater précisément les bois de charpente et de donner des indications d’ordre patrimonial sur le monument gothique, mais aussi de fournir des informations sur l’environnement naturel et social prévalant aux différentes époques de sa construction.

Restaurations au fil des siècles

Le chantier de construction de Notre-Dame débute en 1163 et se poursuit pendant deux siècles. Si des restaurations interviennent par la suite, c’est celle du XIXe siècle, opérée par l’architecte Viollet-le-Duc et pour laquelle l’influence de Victor Hugo a été déterminante, qui la sauve de la décrépitude et lui donne l’aspect qu’on garde tous en mémoire. Les arbres étaient alors utilisés très rapidement après leur abattage, sans séchage du bois, une pratique aujourd’hui impensable ; l’analyse des cernes montre de façon très nette que la coupe d’arbres mis en œuvre pour la construction de la flèche date de 1858, soit un an avant que les 96 mètres de cet ornement gigantesque se dressent dans le ciel.

Photo Alexa Dufraisse

De la flèche moyenâgeuse qui avait fonction de clocher, construite vers 1290 et démontée à la fin du XIXe siècle, il ne reste aucune trace ; mais d’autres éléments d’origine sont, eux, parvenus jusqu’à nous. « Les poutres du chœur et de la nef, datant du Moyen Âge, étaient équarries à la hache, comme cela se pratiquait à l’époque en charpenterie. Cette manière de suivre la fibre du bois, d’utiliser la variation de l’arbre comme l’arbre l’a fait toute sa vie pour s’adapter aux changements de son environnement, est la meilleure façon de garantir les propriétés mécaniques du bois. C’est l’une des raisons qui font que l’ensemble tient ; et ce sont des gestes techniques que doivent réapprendre les charpentiers chargés de la restauration », explique le scientifique.

L’abattage des chênes qui ont servi à ériger la charpente du chœur est estimé à 1185. Mais dès 1230, l’architecture abritant le maître-autel est revue : si les bois de charpente sont réutilisés, les assemblages sont différents. « Les techniques connaissent des évolutions extraordinaires au cours des XIIe et XIIIe siècles, et les chantiers sont en constante adaptation, souligne Olivier Girardclos. Cela rend l’interprétation des vestiges particulièrement complexe ».

Les études dendrochronologiques inscrites au programme CASIMODO aideront à déterminer la provenance géographique des arbres, ainsi qu’à mettre en évidence le lien géochimique entre la composition interne du bois et celle du sol sur lequel les arbres ont poussé. Et en proposant une datation fine des bois en relation avec les techniques utilisées, l’analyse des cernes promet de préciser, voire de renouveler les connaissances sur la conception des charpentes aux différentes périodes de l’art gothique.

Le bois, matériau du passé et de l’avenir

Pas moins de mille chênes avaient alimenté la construction des charpentes du chœur et du transept de Notre-Dame, et autant celle de sa flèche. Des ressources exceptionnelles pour l’édification d’un ouvrage hors-normes. La mobilisation est aujourd’hui également remarquable, elle veut répondre aux exigences d’une reconstruction à l’identique. De très grands arbres, le plus droits possible, ont été choisis pour tailler des poutres de charpente jusqu’à 15 mètres de long, afin de relier d’un seul tenant les murs de la cathédrale. Leur diamètre, au plus proche des pièces à réaliser, n’excède pas 50 cm. 20 % de ces chênes choisis pied à pied, dans toutes les forêts de France, sont des arbres de grande qualité, et 5 % seulement des arbres d’exception. Les plus nombreux sont simplement de « qualité charpente ». « Certains ont été coupés avant d’arriver à maturité, c’est un sacrifice d’exploitabilité, mais les choix effectués par les équipes de sylviculteurs et de charpentiers n’ont jamais été faits au détriment des arbres d’avenir », raconte Olivier Girardclos, qui souligne : « Aucun chantier en France n’avait atteint l’envergure de la restauration de Notre-Dame depuis les reconstructions d’après la Seconde Guerre mondiale ». Au-delà de ce chantier titanesque, l’usage du bois en construction, qui est celui qui affiche le meilleur bilan carbone, est pour le spécialiste promis à un bel avenir.